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« Le capitalisme de surveillance contrôle nos vies et ruine notre démocratie »

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Selon la sociologue Shoshana Zuboff, au 21ème siècle, le capitalisme de surveillance manipule désormais notre économie, notre société et même nos vies en toute impunité. Cette nouvelle logique économique constitue une menace non seulement pour notre vie privée, mais également pour la démocratie.

“Ce nouveau pouvoir n’emploie pas de soldats pour semer la terreur. Il débarque avec un capuccino et non avec une arme à feu. Il s’agit d’un nouveau pouvoir « instrumentaire » qui exerce sa volonté par le biais d’une instrumentation numérique omniprésente pour manipuler des signaux subliminaux, cibler psychologiquement les communications, imposer des architectures de choix par défaut, déclencher des dynamiques de comparaison sociale et imposer des récompenses et des punitions avec comme objectif de régler à distance, de guider et modifier le comportement humain afin de produire des résultats rentables tout en maintenant les utilisateurs dans l’ignorance », écrit Zuboff dans un article d’opinion dans le New York Times.

Capitalisme de surveillance privé et régi par des lois de fer

En 1997, lors d’un débat sur la vie privée à la Federal Trade Commission, plusieurs voix ont averti que les capacités de collecte de données des entreprises de l’Internet constituaient « une menace sans précédent pour la liberté individuelle ». A l’époque, les dirigeants de l’industrie technologique s’étaient défendus en expliquant qu’ils étaient capables de s’autoréguler et que l’intervention du gouvernement des Etats-Unis serait coûteuse et contre-productive. Finalement, aucune limite ne fut jamais définie en ce qui concerne le commerce de données.

« Vingt-trois ans plus tard, le fruit de cette victoire des entreprises est la création d’une nouvelle logique économique que j’appelle le « capitalisme de surveillance ». Il s’est enraciné et a prospéré dans les nouveaux espaces d’Internet, autrefois célébrés comme « le plus grand espace non gouverné du monde ». Mais ces espaces jadis sauvages ne sont plus ingouvernés. Au lieu de cela, ils sont détenus et exploités par un capital de surveillance privé et régi par des lois de fer », avance l’auteure.

“Les entreprises technologiques nous considèrent comme de la marchandise gratuite”

Au cours des deux dernières décennies, l’essor du capitalisme de surveillance est resté largement incontesté. La montée du numérique est rapide et les retardataires seront laissés pour compte, n’a-t-on eu cesse de nous répéter.

« Au pays des merveilles du numérique, nous avons célébré la gratuité de ces nouveaux services numériques, mais nous voyons maintenant que les capitalistes de la surveillance derrière ces services nous considèrent comme de la marchandise gratuite. Nous pensions que effectuer des recherches sur Google, mais maintenant nous comprenons que c’est Google qui fait des recherches sur nous. Nous pensions utiliser les médias sociaux pour nous connecter, mais nous avons compris que la connexion est la façon dont les médias sociaux nous utilisent. Nous ne nous sommes à peine demandé pourquoi notre nouveau téléviseur ou matelas avait une politique de confidentialité, mais nous avons commencé à comprendre que les politiques de « confidentialité » sont en fait des politiques de surveillance. »

La vie privée n’est pas privée

Selon la sociologue, auteure du livre The Age of Surveillance Capitalism, toutes ces illusions reposent sur l’hallucination la plus perfide de toutes : la croyance que la vie privée est privée. Or, la vie privée n’est pas privée, car l’efficacité de ces systèmes de surveillance et de contrôle privés ou publics dépend des morceaux de nous-mêmes que nous abandonnons – ou qui nous sont secrètement volés, explique Zuboff.

« Notre siècle numérique devait être l’âge d’or de la démocratie. Au lieu de cela, nous entrons dans sa troisième décennie marquée par une nouvelle forme brutale d’inégalité sociale mieux comprise comme « inégalité épistémique ». Cela rappelle l’ère pré-Gutenberg où les asymétries de connaissances et de pouvoir étaient extrêmes. De nos jours, les géants de l’information ont pris le contrôle de l’information et de l’apprentissage. L’illusion de la « vie privée comme privée » a été conçue pour engendrer et alimenter cette fracture sociale imprévue. Les capitalistes de la surveillance exploitent l’inégalité croissante des connaissances dans un but de profit. Ils manipulent l’économie, notre société et même nos vies en toute impunité, ce qui constitue une menace non seulement pour la vie privée des individus, mais également pour la démocratie elle-même. »

De la division du travail à la division de l’apprentissage

La société industrielle du XXe siècle était organisée autour de la division du travail. Notre siècle numérique est passé de la division du travail à une « division de l’apprentissage ». Axée auparavant sur la propriété des moyens de production qui définissait la politique du 20ème siècle, notre société se base maintenant sur la propriété de la production du sens.

Selon Zuboff, au cours des deux dernières décennies, les principaux capitalistes de la surveillance (Google, Facebook, Amazon et Microsoft) ont contribué à conduire cette transformation de la société tout en assurant simultanément leur ascension au sommet de la hiérarchie épistémique. Ils ont œuvré dans l’ombre et accumulé d’énormes monopoles du savoir en se servant sans rien demander, affirme la scientifique.

« Le capitalisme de surveillance commence par revendiquer unilatéralement le droit d’avoir recours à l’expérience humaine privée comme matière première gratuite à traduire en données comportementales. »

Manipulation émotionnelle

Dans leur course aux données, « les capitalistes de la surveillance veulent votre maison et ce que vous dites et faites dans ses murs. Ils veulent votre voiture, vos conditions de santé et les émissions que vous regardez en streaming; votre adresse ainsi que toutes les rues et bâtiments présents sur votre chemin ainsi que le comportement de tous les habitants de votre ville. Ils veulent votre voix et ce que vous mangez et ce que vous achetez; le temps de jeu de vos enfants et leur scolarité; vos ondes cérébrales et votre circulation sanguine. Rien n’est exempté. »

La connaissance prédictive s’est transformée en pouvoir instrumentaire lors des expériences de contagion émotionnelle de Facebook. En 2012, le réseau social de Mark Zuckerberg a mené un test de psychologie à grande échelle sur 689.003 utilisateurs. Ils ont manipulé de flux d’actualités de leur compte pour évaluer les effets sur leurs émotions. En 2014, Facebook a en outre manipulé des comparaisons sociales sur ses pages pour influencer les utilisateurs à voter aux élections de mi-mandat. Les chercheurs de Facebook ont célébré le succès de ces expériences et ont noté deux résultats clés: d’une part, qu’il était possible de manipuler des indices en ligne pour influencer le comportement et les sentiments du monde réel, et d’autre part, que cela pourrait être accompli avec succès tout en contournant la sensibilisation des utilisateurs.

En 2017, un document Facebook divulgué par The Australian a révélé l’intérêt de la société à appliquer des informations psychologiques à partir de données Facebook internes pour modifier le comportement des utilisateurs.  De cette manière, en surveillant les publications, les images, les interactions et l’activité Internet en temps réel, Facebook peut déterminer lorsque les jeunes se sentent « stressés », « vaincus », « dépassés », « anxieux », « nerveux », « stupides », « idiots », « inutiles » ou se sentant comme des « perdants ». Selon les responsables du réseau, cette profondeur d’informations permet à Facebook de déterminer la période pendant laquelle un jeune a besoin d’un « coup de pouce » et est le plus vulnérable à une configuration de signaux et de déclencheurs subliminaux. Les données sont ensuite utilisées pour faire correspondre chaque phase émotionnelle avec une messagerie publicitaire appropriée pour la probabilité maximale de ventes garanties.

Le capitalisme de surveillance ruine la démocratie

« En l’absence de nouvelles déclarations de droits épistémiques et de législation, le capitalisme de surveillance menace de refaire la société en ruinant la démocratie. Il sape l’action humaine, usurpe la vie privée, diminue l’autonomie et prive les individus du droit de combattre. L’inégalité et l’injustice épistémiques sont fondamentalement incompatibles avec les aspirations d’un peuple démocratique.”

“Au cours des siècles, les régulateurs ont échoué lorsqu’ils n’ont pas élaboré de stratégies adaptées aux industries particulières qu’ils réglementaient. Les lois existantes sur la protection de la vie privée et les lois antitrust sont vitales, mais ni l’une ni l’autre ne seront tout à fait adaptées aux nouveaux défis de renverser les inégalités épistémiques », conclut Shoshana Zuboff.

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