Cinquième-pouvoir.fr

La pandémie de coronavirus renforce le pouvoir des Big Tech

Kay Wenzel/Unsplash

Des applications de traçage numérique qui suivent nos pas et qui indiquent avec qui nous avons été en contact, des logiciels qui montrent aux patrons à quel point les employés travaillent dur depuis leur domicile ou encore des masques faciaux qui s’allument lorsque sommes porteurs du virus, telles sont quelques-unes des applications technologiques développées par les Big Tech pour aider à lutter contre la pandémie de coronavirus.

Face à ces nombreux développements technologiques, plusieurs experts du secteur des technologies aboutissent au même constat : les Big Tech ressortiront de la crise du coronavirus plus fortes que jamais. D’une part, avec la crise sanitaire que vivent de nombreux pays, on assiste à une hausse record de la valeur de marché des principales grandes entreprises technologiques et d’autre part, la demande pour leurs services et applications ne cesse d’augmenter.

Les Big Tech plus riches grâce à la pandémie

Les fermetures d’entreprises consécutives à la pandémie ont consolidé le pouvoir des entreprises technologiques. La crise sanitaire fait en sorte que le public considère maintenant leurs services comme une nécessité. Avec le coronavirus et le confinement de la population, la dépendance des citoyens à Internet, aux téléphones intelligents, aux applications et aux médias sociaux a considérablement augmenté. L’impact mortel du coronavirus sur la vie humaine a en outre modifié les habitudes alimentaires, la scolarité et la culture du travail à travers le monde.

Les mesures de distanciation sociale, mises en œuvre mondialement pour limiter le nombre de décès et la propagation de la maladie, ont incité les personnes à se tourner vers les solutions technologiques proposées par des entreprises telles qu’Amazon, Google ou encore Uber.

Jeff Bezos, l’homme le plus riche du monde, et sa société Amazon ont enregistré d’énormes gains suite à la pandémie : 74,5 milliards de dollars au premier trimestre 2020, soit 26% de plus qu’au premier trimestre 2019.

Le virus a également fait en sorte que les consommateurs se tournent davantage vers les achats en ligne et les services de livraison de nourriture. Selon Edison Trends, une société de recherche sur le commerce numérique, aux Etats-Unis, du début mars à la mi-avril, les ventes d’épicerie en ligne ont augmenté de près de 90% et les ventes de produits alimentaires de plus de 50%. .

D’énormes profits au détriment des travailleurs

Mais les gains des Big Tech semblent se faire au détriment de leurs employés gagnant pour la plupart un salaire peu élevé, qu’ils travaillent dans les entrepôts d’Amazon ou comme chauffeurs-livreurs pour continuer à nourrir les personnes à travers le monde.

« Les entreprises technologiques vivent depuis longtemps sur le dos de la main-d’œuvre bon marché – qu’il s’agisse d’un chauffeur Uber, d’un livreur ou d’un employé d’entrepôt Amazon », a déclaré Kara Swisher, journaliste et analyste en technologie, dans une interview accordée au New York Times. « Ces travailleurs méritent des salaires et des avantages sociaux beaucoup plus élevés. Mais cela coûterait cher aux personnes qui veulent rester extrêmement riches et aux consommateurs qui apprécient les bas prix. »

« Lorsque la pandémie sera terminée, nous devrons certainement craindre l’industrie technologique plus que jamais », a averti Swisher, faisant référence au pouvoir croissant de la Big Tech alors que la pandémie fait rage à travers le monde.

Swisher n’est pas la seule critique des entreprises technologiques.

Essor du capitalisme de surveillance

Dans cette crise du coronavirus, l’essor des géants du Web semble imparable. Toutes ces évolutions comportent des risques pour le futur, estiment certains spécialistes.

Avant que la pandémie ne fasse rage, le capitalisme de surveillance, était en quelque sorte une expression considérée comme malvenue. Seuls quelques intellectuels s’attachaient à dénoncer cette évolution des activités des grandes entreprises technologiques. C’est le cas de Shoshana Zuboff, sociologue réputée de la Harvard Business School dont les travaux portent sur les grandes entreprises technologiques d’Internet et leurs incidences sur nos sociétés.

En février dernier, Zuboff avait expliqué dans un article d’opinion passionnant du New York Times que le capitalisme de surveillance cherchait à contrôler nos vies et ruinait finalement notre démocratie.

« Il s’agit de  la création d’une nouvelle logique économique que j’appelle le “capitalisme de surveillance”. Il s’est enraciné et a prospéré dans les nouveaux espaces d’Internet, autrefois célébrés comme « le plus grand espace non gouverné du monde ». Au pays des merveilles du numérique, nous avons célébré la gratuité de ces nouveaux services numériques, mais nous voyons maintenant que les capitalistes de la surveillance derrière ces services nous considèrent comme de la marchandise gratuite », expliquait la sociologue, auteure de l’ouvrage « The Age of Surveillance Capitalism ».

Selon elle, toutes ces illusions de liberté numérique reposent sur l’hallucination la plus perfide de toutes : la croyance que la vie privée est privée. Or, la vie privée n’est pas privée, car l’efficacité de ces systèmes de surveillance et de contrôle privés ou publics dépend des morceaux de nous-mêmes que nous abandonnons – ou qui nous sont secrètement volés, expliquait Zuboff.

« Les capitalistes de la surveillance exploitent l’inégalité croissante des connaissances dans un but de profit. Ils manipulent l’économie, notre société et même nos vies en toute impunité, ce qui constitue une menace non seulement pour la vie privée des individus, mais également pour la démocratie elle-même », dénoncait-elle encore.

Stratégie du choc pandémique

Dans un article récent du site The Intercept, Naomi Klein, la célèbre journaliste canado-américaine, diplômée de l’Université de Toronto et de la London School of Economics met en garde contre l’émergence d’une doctrine de choc pandémique.

Selon Klein, les grandes entreprises de haute technologie comme Google, Microsoft, Facebook et d’autres, longtemps été accusées de violer la protection de la vie privée et la sécurité de leurs clients, conduisant à des appels à plus de supervision et de responsabilité pour leurs activités, veulent utiliser la pandémie pour accroître leur influence contre leurs clients respectifs et le gouvernement américain.

Selon l’auteure de l’ouvrage « La Stratégie du choc », les efforts de lobbying intensif d’Eric Schmidt, ancien PDG de Google et également président du Defense Innovation Board (organisation créée en 2016 pour apporter l’innovation militaire et les meilleures pratiques de la Silicon Valley aux forces armées américaines), prouvent son point de vue. Klein estime que les géants de la technologie veulent développer une relation de travail directe avec Washington afin d’avoir une emprise sur la vie privée et les données personnelles des individus.

« Des entreprises comme Amazon savent approvisionner et distribuer efficacement. Elles devront fournir des services et des conseils aux représentants du gouvernement qui n’ont pas les systèmes informatiques et l’expertise », a pour sa part déclaré Schmidt dans un article pour le Wall Street Journal.

Interférence de la Silicon Valley

Le centre névralgique de ces sociétés technologiques est situé en Californie dans la célèbre Silicon Valley.

« Au cœur de cette vision se trouve une intégration transparente du gouvernement et d’une poignée de géants de la Silicon Valley avec les écoles publiques, les hôpitaux, les cabinets médicaux, la police et l’armée, tous sous-traitant (à un coût élevé) bon nombre de leurs fonctions principales à des entreprises technologiques privées », écrit Klein.

Klein se réfère à la Silicon Valley, le centre mondial des entreprises de haute technologie. Elle affirme que les Big Tech veulent utiliser la pandémie comme une opportunité pour montrer à Washington qu’elles sont plus que tout nécessaires et qu’elle méritent par conséquent une aide financière pour des projets comme l’intelligence artificielle (IA).

« Bien plus high-tech que tout ce que nous avons vu lors de catastrophes précédentes, l’avenir qui se précipite alors que les corps s’accumulent, traite nos dernières semaines d’isolement physique non pas comme une nécessité douloureuse pour sauver des vies, mais comme un laboratoire vivant pour un futur sans contact permanent – et très rentable », avance-t-elle.

« Il s’agit d’un avenir dans lequel nos maisons ne seront plus jamais des espaces exclusivement personnels, tout comme, via une connectivité numérique à haut débit, nos écoles, nos cabinets médicaux, nos gymnases et, si l’État le détermine, nos prisons. »

« C’est un avenir dans lequel, pour les privilégiés, presque tout est livré à domicile, soit virtuellement via le streaming et la technologie cloud, soit physiquement via un véhicule sans conducteur ou un drone, grâce à un écran « partagé » sur une plate-forme médiatisée. C’est un avenir qui emploie beaucoup moins d’enseignants, de médecins et de chauffeurs. C’est un futur sans espèces, ni cartes de crédit (sous couvert de contrôle antivirus), avec un transport en commun squelettique et beaucoup moins d’art vivant. C’est un avenir qui prétend être géré par « l’intelligence artificielle » mais qui est en fait tenu par des dizaines de millions de travailleurs anonymes cachés dans des entrepôts, des centres clandestins de données, des usines de modération de contenu, des ateliers de misère électroniques, des mines de lithium, des fermes industrielles, des usines de transformation de la viande et dans les prisons, où ils ne sont pas protégés contre les maladies et l’hyperexploitation. C’est un avenir dans lequel chacun de nos mouvements, chaque mot, chaque relation est traçable et exploitable grâce à des collaborations sans précédent entre le gouvernement et les géants de la technologie. »

Malgré les critiques de Klein, qui accuse la haute technologie d’avoir commis le péché « d’intégrer de façon permanente la technologie dans tous les aspects de la vie civique », d’autres spécialistes pensent toujours que l’entrepreneuriat innovant de la Silicon Valley a continué d’être utile à des millions de personnes pendant beaucoup d’années, y compris durant l’actuel période pandémique.

Apple et Google ont récemment annoncé qu’ils développaient une application qui pourrait armer les utilisateurs pour suivre les porteurs potentiels de coronavirus.

« Vous pouvez considérer qu’il s’agit d’un scénario orwellien, mais l’adoption généralisée d’une telle technologie pourrait permettre de limiter les confinements de manière plus sûre, de redémarrer l’économie en déclin et de sauver potentiellement des entreprises et des vies », a indiqué un rapport du Wall Street Journal, faisant référence aux applications de traçage numérique.

Quitter la version mobile