Bossware : bienvenue dans l’ère des logiciels de surveillance des employés

Bossware : bienvenue dans l’ère des logiciels de surveillance des employés

05/05/2022 Non Par Arnaud Lefebvre

De nombreuses entreprises aux États-Unis et en Europe semblent de plus en plus tentées d’utiliser des logiciels de surveillance informatique pour contrôler pour contrôler leurs effectifs de travailleurs.

La pandémie de coronavirus a stimulé cette tendance. En effet, durant la pandémie, de nombreux emplois de bureau ont déménagé au domicile et le télétravail s’est imposé. Les employeurs ont par conséquent commencé à avoir recours aux logiciels de surveillance pour quantifier le travail numérique ou physique de leurs employés dans l’espoir d’augmenter un peu leurs gains.

Toutefois, une entreprise a-t-elle vraiment le droit d’utiliser des outils de surveillance, nommés « bossware » par leurs détracteurs, pour savoir si son personnel est productif ? Peut-elle espionner un travailleur pour savoir si celui-ci est sur le point de mettre ses compétences au service d’un concurrent ou pour savoir s’il est heureux ?

L’essor des logiciels de surveillance

Dans le quotidien britannique The Guardian, Andrew Pakes, secrétaire général du syndicat britannique des professionnels Prospect, explique que la croissance des logiciels de surveillance est l’un des aspects inédits de la pandémie de coronavirus.

Cette tendance s’observe dans presque tous les secteurs. C’est principalement le cas pour les emplois axés sur le savoir. Ceux-ci sont désormais effectués à distance avec la pandémie, explique Wilneida Negrón, directrice de recherche chez Coworker, une organisation américaine de soutien aux travailleurs.

Selon un sondage récent du site digital.com auprès de 1.250 travailleurs américains, 60% des employés à distance utilisent désormais un logiciel de surveillance sur leur ordinateur. Ces logiciels de surveillance servent le plus souvent à suivre leur navigation et leur utilisation des applications. Cette enquête révèle en outre que près de 90% des entreprises américaines ont licencié des travailleurs après la mise en place de logiciels de surveillance.

Une kyrielle d’informations sur les employés

Une foule d’outils existent pour surveiller l’activité numérique des employés. Ils fournissent une kyrielle d’informations. Cette technologie de suivi peut enregistrer les frappes des utilisateurs sur leur clavier, faire des captures de leur écran, suivre les mouvements de leur souris, activer leur webcam et leur micro ou prendre des photos à leur insu. Plusieurs entreprises utilisent maintenant l’IA pour interpréter ces données.

Le logiciel Veriato utilise l’IA pour assigner au travailleur un « score de risque ». Celui-ci indique la probabilité que cet employé soit une menace pour la sécurité de l’employeur. Les employés sont une menace potentielle lorsqu’ils divulguent une information de l’entreprise ou lorsqu’ils cherchent à dérober des données ou à violer un droit de propriété intellectuelle.

Plusieurs variables dont l’IA intègrent ce score. L’IA examine le texte des emails et des chats. Elle détermine ainsi le sentiment ou les changements d’humeur du travailleur indiquant un mécontentement. L’entreprise peut ensuite décider de soumettre l’employé à un examen plus approfondi.

Selon Elizabeth Harz, la CEO de Veriato, le logiciel sert à protéger les consommateurs, les employés et les investisseurs contre les erreurs accidentelles.

Un autre logiciel, RemoteDesk, utilise l’IA pour proposer aux travailleurs à distance un environnement sécurisé de travail. Cet outil est destiné aux employés qui traitent par exemple des détails des cartes de crédits ou des données de santé. RemoteDesk surveille les employés via la reconnaissance faciale. Il détecte les objets en temps réel et s’assure que personne d’autre ne regarde leur écran. Il détermine également qu’aucun appareil d’enregistrement tel qu’un téléphone n’est visible. Le logiciel lance en outre des alertes si l’employé mange ou boit alors que c’est interdit. L’année dernière, la description de l’entreprise (« L’obéissance au travail à domicile ») a provoqué un tollé sur Twitter.  L’entreprise a depuis lors modifié cette description.

Les outils d’évaluation de la productivité en passe de devenir omniprésents

Les outils d’évaluation de la productivité des travailleurs sont en passe de devenir omniprésents, explique The Guardian. A la fin de 2020, Microsoft a lancé Productivity Score, un outil qui évaluait la productivité des employés. Cette application mesurait par exemple la fréquence de leur assistance à des réunions ou de leur envoi d’emails. Toutefois, face à la polémique suscitée par ce produit, Microsoft a modifié l’application afin qu’elle ne permette pas l’identification des travailleurs.

Plusieurs petites entreprises développent malgré tout des produits capables de mesurer la productivité des employés.

Fondée en 2016, l’entreprise Prodoscore propose un logiciel capable de surveiller 5.000 travailleurs dans plusieurs entreprises. Le logiciel assigne à chaque travailleur une note de productivité sur 100. Ce score est ensuite transmis au responsable d’équipe et à l’employé. Ce dernier figure ensuite au sein d’un classement avec ses pairs. Pour calculer ce score, l’algorithme de l’application recense le nombre d’entrées du travailleur dans toutes les applications commerciales de l’entreprise.

Seulement 50% des clients de Prodoscore et de Veratio expliquent à leurs travailleurs qu’ils sont l’objet d’une surveillance via un logiciel. Selon le PDG de Prodoscore, Sam Naficy, il s’agit d’un outil convivial qui permet aux employés de démontrer qu’ils travaillent réellement à leur domicile. Par ailleurs, selon l’entreprise, ce logiciel ne comprend aucun préjugé sexiste ou racial étant donné qu’il ne s’intéresse qu’à l’activité de l’employé.

Pami ses clients, Prodoscore compte plusieurs entreprises juridiques et technologiques. Toutefois, les clients approchés par The Guardian ont refusé d’expliquer ce qu’ils faisaient avec ce produit.

Prodoscore s’apprête à lancer prochainement un indice de bonheur et bien-être. Celui-ci exploitera les données de communication entre les équipes afin de déterminer comment les travailleurs se sentent.

La plupart des logiciels de surveillance ne sont pas testés

Pour les critiques, cet essor des logiciels de surveillance est consternant. Lisa Kresge, chercheuse du Berkeley Labour Center de l’Université de Californie, autrice du rapport « Data and Algotihtms at Work », explique que beaucoup de ces nouvelles technologies n’ont fait l’objet d’aucun test.

On a l’impression que les scores de productivité sont objectifs et impartiaux car ils sont appuyés par la technologie. Toutefois, le sont-ils vraiment ? La chercheuse explique que beaucoup de ces scores utilisent l’activité comme indicateur de productivité. Mais un nombre important d’appels téléphoniques ou d’emails n’est pas forcément synonyme de productivité accrue ou de meilleures performances. En outre, le calcul de ces scores par les logiciels n’est clair ni pour les travailleurs, ni pour les managers.

D’autre part, les systèmes qui classent le temps d’un travailleur selon des variables d’inactivité et de productivité portent des jugements de valeur sur la productivité et la non-productivité, explique Merve Hickok, directrice de recherche au Center for AI and Digital Policy et fondatrice de AIethicist.org.

Les modèles d’IA, basés sur le comportement des sujets, peuvent également comporter des biais et des inexactitudes. Il existe une importante littérature sur les préjugés sexistes et raciaux de la technologie de reconnaissance faciale. Il existe également des problèmes de confidentialité. Les logiciels de surveillance à distance qui utilisent une webcam sont problématiques. En effet, des éléments (un berceau en arrière-plan) peuvent montrer par exemple qu’une travailleuse est enceinte. D’autres objets peuvent indiquer l’orientation sexuelle ou la situation familiale de l’utilisateur. Les employeurs accèdent ainsi à un niveau d’information supérieur.

Ces logiciels ont également des répercussions psychologiques. Un travailleur peut avoir un sentiment de réduction d’autonomie. Cela peut conduire à une augmentation du stress et de l’anxiété, explique Nathanael Fast, codirecteur de l’institut de psychologie de la technologie de l’Université de Californie du Sud.

Réglementation de l’usage des algorithmes

Selon le programmeur informatique et défenseur du travail à distance David Heinemeier Hansson, il est nécessaire de formuler des lois qui régissent l’usage des algorithmes de la part des employeurs. Ces lois doivent veiller à la protection de la santé mentale des travailleurs.

Hansson demande également aux gestionnaires d’équipe de penser à leur désir de surveillance des employés. Avec le suivi des employés, vous pouvez attraper « un fou sur 100 », explique-t-il.

« Mais qu’en est-il des 99 employés dont l’environnement de travail est devenu complètement insupportable avec cette technologie de surveillance ? », conclut-il.