« Les réseaux sociaux subliment ce que nous avons toujours voulu : tromper les autres »

« Les réseaux sociaux subliment ce que nous avons toujours voulu : tromper les autres »

18/11/2020 Non Par Arnaud Lefebvre

La capacité de mentir différencie les humains des autres espèces.  La formulation d’hypothèses, un type de mensonges, nous a permis d’inventer le feu. Et autour de ce feu de joie, nous avons commencé à nous conter des histoires. Et finalement, cette fictionnalisation, cette création, nous a amené à l’ère numérique.

« La technologie, malgré ses risques, enrichit nos vies », affirme Juan Jacinto Muñoz Rengel, écrivain, romancier, nouvelliste et essayiste espagnol, auteur d’un nouvel ouvrage intitulé « Une histoire du mensonge ». « Descartes, avec ses hypothèses, est le découvreur de la matrice », affirme-t-il dans une interview accordée au journal El País.

L’homme devient de plus en plus complexe

Avec l’essor des nouvelles technologies, bien qu’il se pose toujours les mêmes grandes questions, l’homme devient de plus en plus complexe, explique l’auteur.

« La technologie ajoute des couches à notre concept de réalité, en supposant que ce que nous connaissons comme réalité est ce que nous projetons. »

Selon Juan Jacinto Muñoz Rengel, les nouvelles technologies font en sorte que l’être humain a davantage de visages. Il était déjà difficile auparavant de maintenir une identité. Toutefois, de nos jours, nous devons ajouter beaucoup plus de couches.

« Nous sommes les mêmes, mais d’une manière plus complexe. »

Selon l’essayiste, la mémoire est faillible et celle-ci pourrait nous être implantée.

« Cela commence à être possible. Je formule une hypothèse à la manière de Descartes. Ce dernier commence à douter de tout pour voir ce qu’il reste réellement. À partir de là, il lance des hypothèses. L’hypothèse la plus puissante chez Descartes est la notion du « Dieu trompeur », une sorte de mauvais génie qui envoie de fausses informations, ce qui serait aujourd’hui l’équivalent de la matrice. Avec ses hypothèses, Descartes est vraiment le découvreur de la matrice. Je lance l’hypothèse suivante en tant que test. Pouvons-nous être sûrs de nos souvenirs ? Cela ne veut pas dire que je pense que ma mémoire m’a été implantée. Mais ce qui est certain, c’est que je n’ai aucune manière d’y répondre. »

La technologie nous domine

Lorsqu’on lui demande si c’est l’homme qui crée la technologie ou l’inverse, Rengel répond :

« C’est la même chose qui se passe avec les idées ou avec la société : qui crée quoi ? Il n’y aucun être humain, pas même le plus puissant, qui puisse changer l’ensemble des idées qui flottent au-dessus de nous. Et ces idées ont été créées par des personnes. Je génère des idées qui commencent à intégrer le monde et finalement, ces idées me dominent. Avec la technologie, c’est la même chose : nous sommes ses créateurs, mais nous dépendons déjà d’elle, elle nous domine. »

Le monde des algorithmes est un mensonge

Comme tous les concepts humains, le système des algorithmes est créé par nous et est donc un mensonge, estime l’auteur.

« C’est une fiction car cela n’est pas compris dans la réalité et lorsque l’être humain disparaîtra, il n’y aura aucune trace. C’est une projection humaine, un mirage. Mais c’est aussi réel : tant que cela durera, cela affectera la vie des individus. »

Le mensonge a toujours été face à nous. Il s’agit d’un mécanisme de sélection naturelle, rappelle Rengel. Toutefois, le mensonge s’est spécialisé en nous. Nous mentons de nos jours d’une manière beaucoup plus sophistiquée.

« La technologie et les idées sont des fictions trompeuses, beaucoup plus contagieuses. Avec le cloud, les sauvegardes et les serveurs, vous vous sentez protégé. Comme si les idées avaient pris le dessus. »

Les réseaux sociaux répondent à notre besoin d’auto-tromperie

« La raison tient dans le fait, et je cite encore Descartes, qu’ils peuvent nous tromper, mais lorsqu’ils me trompent, j’existe. Les images sont manipulées, l’apparence peut être modifiée immédiatement, il est difficile de distinguer. Par conséquent, il est nécessaire de rechercher d’autres mécanismes de contraste », avance l’auteur.

« Les réseaux sociaux sont une sublimation de ce que nous avons toujours voulu, non pas se tromper, mais tromper les autres : projeter la même image que nous avons de nous-mêmes sur les autres. Les nouvelles technologies aident. C’est le rêve devenu réalité : je peux enfin être aussi beau que je le pensais. »

Avec la pandémie, on ne sait pas ce qui est vrai ou faux, la technologie a tout envahi. La pandémie a tout accéléré et a tout exagéré. D’une part, la crise sanitaire a révélé les points faibles de la science. La pandémie a révélé que la science est faillible. Elle évolue avec des hypothèses, qui ont aussi leur degré de mensonge. Au niveau de l’information, les fausses nouvelles ont proliféré. La société a été modifiée par le télétravail et le confinement. Le confinement a donné des ailes au numérique.

« Nous sommes plus proches que jamais de cette réalité virtuelle. Est-ce que ça va être comme ça à moyen terme ? Non, mais cela nous a donné une idée de ce qui nous attend à long terme. C’est une sorte d’avertissement, une bande-annonce du film à venir. »

« Chacun est libre de choisir son mensonge »

En politique, le mensonge est plus présent grâce aux nouvelles technologies.

« Avant, chacun créait son propre mensonge, sa propre histoire d’une manière plus calme. Maintenant avec tant de choix de mensonges, ce bruit nous assombrit », explique Muñoz Rengel. « Il y a de nombreux endroits où pénètre l’aspect toxique, de nombreux espaces où ils cherchent à vous faire peur. Il existe beaucoup de pouvoirs qui ont un intérêt à effrayer le public. Il y a beaucoup de sources de stress. Tout cela est présent, mais le chemin doit être le même, nous devons choisir le nôtre. Un mensonge de la meilleure façon, pour créer une zone narrative où nous sommes à l’aise et où nous nous sentons épanouis ».

Selon l’auteur, nous sommes libres de choisir notre mensonge.

« Si vous choisissez une chose plutôt qu’une autre, vous créez déjà. En ce sens, vous êtes libre. En revanche, dans les régimes totalitaires, la culture est la seule imposée. Tout ce que nous faisons sur Internet laisse une trace, mais en principe les gens ne vont pas enquêter. Sauf si vous êtes un politicien et que l’on ressort un de vos tweets d’il y a trois ans. Sinon, il y a généralement tellement de bruit que nous n’avons pas le temps. Nous sommes plus que jamais surveillés, oui, mais en même temps, il y a tellement d’informations que cela nous rend un peu anonymes. »