À Singapour, la vie privée n’existe pratiquement plus

À Singapour, la vie privée n’existe pratiquement plus

23/04/2021 Non Par Arnaud Lefebvre

Dans notre monde connecté, il est de plus en plus difficile d’avoir une vie privée. En outre, la pandémie n’a fait qu’exacerber ce problème en légitimant la collecte massive de données personnelles. La Cité-État de Singapour offre un exemple frappant de cette surveillance généralisée.

Surveillance généralisée

En 2020, la célèbre mathématicienne et data scientist Cathy expliquait déjà que la pandémie constituait une époque dorée pour les collecteurs de données.  Dans une interview accordée au site TechRadar Cindy Cohn, directrice exécutive de l’Electronic Frontier Foundation, rejoint cet avis.

« Nous sommes extrêmement inquiets de la possibilité d’une surveillance plus généralisée, ainsi que de l’utilisation de cette surveillance pour limiter ou contrôler notre accès aux biens, services et avantages. Nous savons que les mesures prises en réponse aux crises traînent souvent longtemps après le passage de la crise et sont ensuite utilisées à d’autres fins. Des gouvernements de Singapour commencent déjà à utiliser les données de suivi Covid à d’autres fins », explique l’avocate américaine spécialiste d’Internet et des droits civiques.

Cindy Cohn craint également que ces mesures soient régressives. Ainsi, les personnes qui disposent de plus de moyens pourraient, par exemple, obtenir aisément un passeport Covid à jour. Par contre, les personnes plus pauvres ne le pourraient pas. Celles-ci font généralement partie des communautés les plus à risque face au virus. Par conséquent, les personnes qui ont le plus besoin d’aide sont celles qui en obtiennent le moins.

L’exemple frappant de Singapour

À Singapour, la pandémie a montré la facilité avec laquelle le public accepte en masse la surveillance. Le gouvernement de la Cité-État se montre en outre de plus en plus enthousiaste en ce qui concerne les nouvelles formes de contrôle, indique le site The Interpreter. La vie à Singapour pendant la pandémie est devenue une affaire de suivi.

Dans tous les endroits, les personnes doivent maintenant scanner des codes QR. Pour la plupart des Singapouriens, ce niveau de suivi, introduit afin de tracer les contacts Covid-19, est dorénavant un nouveau mode de vie.

Mais la facilité avec laquelle les personnes se sont adaptées à cette surveillance reflète également la fréquence à laquelle la vie privée passe au second plan par rapport aux autres priorités de la Cité-État. Il n’y a pas de droit à la vie privée inscrit dans la Constitution de Singapour.

La surveillance et les intrusions dans la vie privée ne sont pas seulement normalisées, elles sont parfois même proposées activement. Ainsi, un parlementaire du parti au pouvoir a appelé à l’utilisation de la technologie de suivi pour d’autres domaines que celui de la santé. Ce dernier a plaidé pour un usage des technologies de traçage pour surveiller et appliquer les interdictions de fumer aux fenêtres et aux balcons des maisons.

Outre le système de codes QR qui oblige les personnes à s’enregistrer et à quitter les lieux publics, il existe également TraceTogether, l’application Bluetooth qui envoie un ping aux contacts étroits. Le gouvernement va également déployer des portiques qui sont essentiellement des balises Bluetooth, initiative présentée comme offrant une plus grande commodité pendant la pandémie.

Critiques

Hormis le domaine sanitaire, d’autres développements technologiques de surveillance ont vu le jour à Singapour. Le gouvernement a confirmé que près de 90.000 caméras de police avaient été installées dans toute l’île. D’autres dispositifs de caméras doivent suivre.

L’Autorité de l’immigration et des points de contrôle a annoncé que les scans de l’iris et du visage deviendraient les identificateurs biométriques prédominants pour le dédouanement de l’immigration. La reconnaissance et la vérification faciales ont également été déployées dans le cadre du programme gouvernemental Smart Nation. Ces systèmes sont en cours de test sur des lampadaires.

Ces développements ont alerté les personnes soucieuses de leur vie privée. La question de la vie privée a fait une irruption temporaire au sein du débat public au début de cette année. Le gouvernement a admis que les données collectées par des systèmes numériques de recherche de contacts pouvaient être obtenues légalement par les forces de l’ordre pour leurs enquêtes.

À la suite du tollé général et des critiques, une législation a été adoptée pour limiter l’accès des forces de l’ordre à ces données aux enquêtes sur des crimes graves tels que l’enlèvement, le viol, le meurtre ou le trafic de stupéfiants dans des proportions pouvant entraîner la peine de mort. Toutefois, une fois passées les critiques, l’expansion de la surveillance numérique s’est poursuivie à un rythme soutenu.

Ce manque de respect des droits à la vie privée à Singapour affecte différemment différents segments du pays. Bien que le système de recherche des contacts TraceTogether soit toujours volontaire pour la plupart des Singapouriens, il est obligatoire pour les travailleurs migrants vivant dans des dortoirs depuis des mois.

Mesures imposées

Ces mesures sont généralement présentées aux Singapouriens comme un fait accompli. Il y a peu ou pas de discussion avant leur mise en œuvre.

« Elles sont simplement présentées comme des améliorations à nos vies, même s’il n’est pas tout à fait clair à quel point un gain de quelques minutes (sinon de quelques secondes) à un portique pourrait être un avantage, comparé aux risques de confidentialité et de sécurité inhérents à la collecte et stockage à grande échelle de données personnelles », explique Kirsten Han, journaliste de The Interpreter, média du Lowy Institute for International Policy, groupe de réflexion indépendant australien.

Les détenus sont un autre groupe de personnes particulièrement touché par l’atteinte au droit à la vie privée. Par définition, l’incarcération implique la perte de liberté, ainsi qu’une certaine mesure d’intimité. Mais l’atteinte à la vie privée dans les prisons de Singapour va au-delà de ce qui peut légitimement être justifié comme étant nécessaire à l’administration et à l’ordre.

Sur la base des témoignages de personnes incarcérées récemment, ichaque cellule dispose de caméras de surveillance. Le service pénitentiaire de Singapour se vante d’une stratégie « Prison Without Guards », dans laquelle des technologies telles que la reconnaissance faciale, l’analyse vidéo et l’intelligence artificielle sont utilisées pour faire le décompte, surveiller les détenus et détecter les « actes agressifs et anormaux ».

« Dans une société où la vie privée a été bafouée ou troquée au profit de la rapidité et de la commodité, les atteintes à la vie privée affectant les condamnés à mort n’ont pratiquement aucun écho », explique Han.

Rien à cacher

« « Si tu n’as rien à cacher, pourquoi t’inquiéter ?» est la mentalité qui prédomine à Singapour », explique encore la journaliste.

« Les personnes savent que leur vie privée est sacrifiée dans de nombreux cas, mais elles ont le sentiment qu’elles ne seront pas affectées par les effets néfastes. Si vous ne commettez pas de crime, pourquoi vous inquiéter des données que l’État recueille à votre sujet ? Si vous n’êtes pas un travailleur migrant ou un détenu, pourquoi vous fâcher de ce qui ne vous affectera pas ? »

« Ce qui est moins pris en compte, c’est le volume considérable de données et la variété des types de données collectées par l’État, ce qui lui permet de reconstituer la vie des personnes avec beaucoup plus de détails que nous ne le pensons », conclut Han.