Sommes-nous entrés dans l’ère du technoféodalisme ?

Sommes-nous entrés dans l’ère du technoféodalisme ?

07/11/2022 Non Par Arnaud Lefebvre

Dans une chronique du NY Mag, Malcom Harris, journaliste, critique et rédacteur en chef américain, impliqué dans le mouvement Occupy Wall Street, remet en cause la thèse du technoféodalisme.  

Le technoféodalisme sous-entend que le capitalisme du 21ème siècle a été remplacé par un nouveau système économique dont les Big Tech ont le contrôle.

Qu’est-ce que le technoféodalisme ?

Selon les partisans de la thèse du technoféodalisme, les capitalistes actuels ne réinvestissent pas leurs bénéfices dans le système. Ces gains ne sont pas réinjectés pour développer de nouvelles capacités servant à augmenter la production ou la productivité au travail.

Au contraire, une part de croissance de plus en plus ridicule adopte la forme de plateformes de surveillance.

Le modèle technoféodal consiste à établir une position de monopole sécurisée via une extraction de données sophistiquées. L’argument technofédaliste est défendu par  l’économiste français Cédric Durant dans son ouvrage de 2020 « Technoféodalisme : Critique de l’économie numérique ».

Selon Durand, ces plateformes nous sont devenues indispensables. À l’instar des fournisseurs d’électricité, des sociétés de chemins de fer et des télécoms, elles sont pensées telles des infrastructures.

Durand a trouvé un écho à sa théorie dans la revue britannique d’idées New Left Review. Toutefois, certains spécialistes tels qu’Evgeny Morozov, Jodi Dean et Timothy Erik Ström estiment que les plateformes numériques continuent de perpétuer le modèle capitaliste.

De nombreux écrivains ont proclamé la fin du capitalisme depuis que ce système existe. Cependant, la thèse de Durand a reçu un accueil favorable parmi les penseurs de gauche.

Mais est-on vraiment en train de vivre la fin du mode de production capitaliste ? Selon Malcom Harris, ce n’est pas le cas.

Google et Cie

Dans son article, Harris se réfère au livre « The Age of Surveillance Capitalism: The Fight for a Human Future at the New Frontier of Power » de la sociologue Shoshana Zuboff.

Paru en 2018, cet ouvrage soutient la thèse technoféodale même si elle n’emploie pas directement le terme.

Dans cette critique des Big Tech, Zuboff propose un modèle de « surplus comportemental », dans lequel les monopoles technologiques cultivent les utilisateurs de données. Ces entreprises affinent et utilisent ces données pour maintenir leur position.

La sociologue prend l’exemple de Google. Cette société s’est distinguée non pas en concevant un meilleur algorithme de recherche mais en personnalisant ses publicités. Une fois cette percée accomplie, les informations des utilisateurs sont devenus de précieuses données utilisées par des ventes particulières ou non.

Zuboff et les partisans du courant technoféodal pensent que ces entreprises (Google, Facebook, Microsoft et Amazon) ont transformé la pente glissante de la surveillance numérique en une roue de hamster. Selon eux, la surveillance technologique est un nouveau système d’exploitation auto-entretenu.

La critique technoféodale peut sembler juste lorsque l’on pense aux millions d’utilisateurs qui passent leur temps à interagir constamment. Activement ou passivement, via des dispositifs numériques, ils transmettent des informations très utiles directement à ces entreprises.

C’est partiellement vrai. Nous passons plus de temps à livrer des informations sur nous-mêmes à ces sociétés technologiques qu’à travailler pour un patron.

De cette manière, les utilisateurs génèrent de la valeur pour Bezos et Zuckerberg. D’une part, l’oligopole technologique enregistre nos préférences, nos habitudes et nos choix. D’autre part, il utilise également ces données pour guider nos ddécisions futures.

Par conséquent, nous devenons de plus en plus utiles aux entreprises technologiques et inutiles à nous-mêmes.

Technoféodalisme et Big Other

Selon Zuboff, nous évoluons dorénavant dans l’univers du contrôle cybernétique. Dans celui-ci, les boucles de rétroaction gèrent automatiquement la population et aucun choix réel n’est requis.

« La reconstitution humaine des échecs et des triomphes de l’affirmation de la prévisibilité et de l’exercice de la volonté face à l’incertitude naturelle cède la place au vide de la conformité perpétuelle », écrivait-elle en 2015.

« Plutôt que de permettre de nouvelles formes contractuelles, ces arrangements décrivent la montée d’une nouvelle architecture universelle existant quelque part entre la nature et Dieu que je baptise Big Other. »

Chez Lacan, l’Autre peut faire référence à la mère, au surmoi, à l’analyste, au langage et à tout ordre symbolique, rappelle Harris.

« Ce n’est pas sans rappeler « l’architecture universelle de Zuboff existant quelque part entre la nature et Dieu ». Mais dans cette reformulation, Mark Zuckerberg prend sa place à côté de la mère et de Dieu dans le panthéon des entités qui voient tout et savent tout. Je ne doute pas que c’est également ainsi que Zuckerberg souhaite être perçu. Mais s’il est vraiment si puissant, pourquoi Facebook s’agite-t-il à essayer d’attirer les utilisateurs pour son soi-disant métaverse ? », se demande Harris.

Le technoféodalisme fait son auto-promotion

Selon Harris, les technoféodaux font l’auto-promotion de leur secteur. Ils conviennent avec la Silicon Valley que les ordinateurs et leur interconnexion ont révolutionné le mode de production.

En effet, les investisseurs ont parié beaucoup d’argent sur des entreprises classiquement improductives telles que Facebook. Toutefois, les capitalistes continuent de régner.

La réduction des coûts est un secteur de croissance. Elle permet de faire grimper les bénéfices des entreprises alors même que la production ralentit.

Dans ce sens, Facebook n’est autre qu’une plateforme qui monétise le temps libre des travailleurs. Elle fait de l’argent à partir d’un type d’attention qui, en temps normal, serait gaspillé d’un point de vue capitaliste.

« Derrière toutes les affirmations sur le fait de changer le monde avec la technologie se cache une équipe de chiffonniers numériques », écrit Harris.

Leur objectif change tous les six mois.

Selon Harris, les futurs souverains de crypto-monnaie et les développeurs immobiliers métavers ne sont pas les propriétaires d’Internet. Les véritables propriétaires d’internet ne sont pas les entreprises technologiques.

Comme le fait remarquer le chercheur Daniel Greene, les entrepôts qui stockent les données du cloud et relient les réseaux mondiaux, n’appartiennent pas à des sociétés technologiques telles que Google et Facebook mais à des barons de l’immobilier commercial qui rivalisent avec les centres commerciaux et les empires de stockage immobilier.

Google, Facebook et consort ne sont en fait que des locataires.

Le Big Other n’existe pas

Faire du Big Other la base d’un nouveau mode de production relève du fantasme, avance Malcolm Harris.

« L’Autre n’existe pas, disent les Français : Dieu est mort, ta mère et ton analyste ne sont que des êtres humains, et l’ordre symbolique c’est tout un tas de gens en gros trench-coat. Il n’y a pas d’architecture universelle entre la nature et Dieu – et ce n’est certainement pas ce qu’est Facebook. »

« Facebook n’est pas non plus un service public. Facebook est une entreprise de divertissement omniprésente financée par la publicité, tout comme l’émission télévisée Friends en son temps. À un niveau plus basique, Facebook est composé de serveurs pleins de code dégradant et d’un groupe de travailleurs qui se font crier dessus par leur patron Mark Zuckerberg », conclut Harris.