Comment les applications de rencontre modifient notre comportement amoureux

Comment les applications de rencontre modifient notre comportement amoureux

14/06/2021 Non Par Arnaud Lefebvre

En 2015, Nancy Jo Sales, auteure américaine à succès et journaliste pour des médias tels que le New York Magazine et Vanity Fair, a publié un article sur les applications de rencontre, principalement sur Tinder.

Dans cette publication, Sales montrait déjà comment Tinder et les autres applications de dating modifiaient et inauguraient un nouveau paysage romantique dystopique au sein duquel le sexe est le résultat de calculs algorithmiques et les relations sentimentales ne se forment presque jamais.

Elle explique en outre dans ce papier que ces applications, au lieu de permettre une connexion réelle et humaine entre utilisateurs, ne font finalement qu’augmenter la culture du coup d’un soir.

Pendant plusieurs années, Sales a étudié l’univers des applications de rencontre dans diverses publications. Dans son dernier livre intitulé « Nothing Personal – My Secret Life in the Dating App Inferno », elle narre son enfance et les nombreuses agressions sexuelles subies dans sa jeunesse. Cet ouvrage est aussi l’occasion pour l’auteure de livrer un constat déprimant de la violence sexuelle et de l’oppression que les médias sociaux exacerbent.

Big Dating

Dans une interview récente accordée au média américain Vox, Sales explique que des scandales tels que la fuite de données Facebook-Cambridge Analytic, compromettant les données de 87 millions d’utilisateurs, nous a fait comprendre que le mouvement des Big Tech, les géants du Web ou GAFAM, représentait un problème dans nos vies.

« Je les appelle les Big Dating car ils sont comme Big Pharma dans le sens où ils sont plus intéressés à vous vendre des pilules qu’à guérir ce qui ne va vraiment pas chez vous », déclare Sales.

« Via ces applications de dating, les rencontre ont maintenant lieu 24 heures sur 24, 7 jours sur 7, alors qu’avant, il y avait des moments pour aller à un rendez-vous amoureux. La disruption représente aussi pour moi une chose insidieuse car elle perturbe nos vies, en particulier celles des femmes, des personnes de couleur, des personnes transgenres, de la communauté LGBTQ, populations plus vulnérables aux abus. »

Sales se réfère à ce propos à une étude récente de l’Université de Columbia, selon laquelle plus d’un tiers des femmes interrogées disaient avoir été agressées sexuellement ou violées par une personne rencontrée sur un site de rencontre.

Tous jetables

Dans son livre, Sales explique que les applications de rencontre font en sorte que les utilisateurs se sentent tous comme jetables. Ces sites engendrent en outre une gamification ou ludification des rencontres.

« Je pense que ces applications contrôlent notre comportement et nous font traiter tout le monde comme jetable. »

« Les personnes qui n’auraient normalement pas eu ces pensées en tête le font à cause des applications de rencontre. Cela vous est imposé par des plateformes et des algorithmes qui ne vous demandent pas vraiment de trouver l’amour, ils veulent juste que vous vous engagiez. Plus vous voyez de femmes de 18 ans ou plus, plus cela augmente votre dopamine, alors vous continuez à chercher d’autres matchs, c’est comme un jeu. »

« Je ne dis pas que nous avons besoin d’amour courtois. J’ai fait toute ma thèse sur l’amour courtois et le féminisme. Je connais les pièges et les problèmes. Mais c’est vraiment agréable d’avoir quelqu’un sous votre emprise, qui essaie de vous faire sentir spécial. Faire en sorte que l’autre se sente spécial devrait être un objectif des deux côtés. Ne nous livrons pas à une compétition pour voir qui se souciera le moins de l’autre et qui prendra plus de temps pour répondre à un message. Toute ces dérobades des gens sur les applications de rencontre est si ennuyeuse pour moi. »

« Je veux que les personnes se laissent tomber amoureuses, et même si elles ont le cœur brisé, elles tombent amoureuses et ont du bon sexe et elles ne pensent pas aux 5 millions d’autres personnes, parce qu’il n’y en a probablement pas. C’est comme lorsque vous vous asseyez et regardez Netflix, vous passez plus de temps à vérifier toutes les différentes options que vous ne le faites réellement à regarder le film ou la série. »

« Sur les applications, les femmes créent des données »

Pendant ses recherches au milieu des années 2010, Sales a également utilisé Tinder. Elle explique avoir vu ses habitudes amoureuses changer en accédant à cette application. L’auteure précise que sur le plan amoureux, le passé comportait davantage d’aspects aléatoires.

« Dans le passé, beaucoup de mauvaises choses me sont arrivées. Mais je me souviens m’être beaucoup amusée. Un genre de plaisir se devant au fait d’être une jeune femme indépendante à New York. Vous courriez et alliez à des fêtes, puis vous vous embrassiez sur un toit. C’était aléatoire, mystérieux et magique. Tout le monde ne regardait pas encore de porno comme dans les années 90.

« Ensuite, je suis allé sur des applications de rencontre et j’avais l’impression d’être à leurs services. C’était du travail. Beaucoup de jeunes femmes que j’ai interviewées l’ont décrit comme épuisant. Vous travaillez pour cette entreprise pour créer des données.  Il n’est pas possible de vraiment s’en rendre compte car ce n’est jamais exprimé ouvertement. Vous êtes constamment jugée. Vous êtes approchée par ces gars qui pourraient être gentils et mignons, mais cela pourrait être un bot ou un incel. S’ensuit peut-être une bonne conversation, mais ensuite ils veulent des nus, ou ils veulent vous rencontrer tout de suite et vous dites non, et ils s’énervent et deviennent abusifs. »

Une technologie qui exacerbe la misogynie

Selon Nancy Jo Sales, la technologie derrière les applications de rencontre exacerbe la misogynie. Il s’agit, selon elle, d’une situation qui n’est pas bonne non plus pour les hommes. Ce contexte complique les possibilités d’une véritable connexion entre l’ensemble des personnes. Il devient vraiment difficile par conséquent de trouver des relations durables et même des expériences sexuelles satisfaisantes.

« J’ai eu beaucoup d’aventures d’un soir dans les années 90. Mais celles-ci sont de plus en plus difficiles à trouver parce que vous êtes maintenant dans cette boîte où vous devez faire les choses comme la société vous les fait faire. Les algorithmes vous rendent accro et vous font devenir un objet. »

Sales espère que dans quelques décennies, lorsque nous regarderons en arrière, nous comprendrons que cet essor des applications de rencontre n’était qu’un âge sombre.

« Une période de brutalité acceptable et normalisée qui encourageait des choses qui sont complètement en contradiction avec notre santé, notre bien-être et notre humanité. Je sais que cela semble extrême, mais j’espère que c’est ce qui se passera. Les rencontres sont souvent considérées comme une chose banale, mais ce n’est pas anodin. C’est ainsi que nous formons une famille, ce qui est assez important », conclut-elle.