Les robots ne nous volent pas nos emplois… ils les détériorent

Les robots ne nous volent pas nos emplois… ils les détériorent

14/07/2021 Non Par Arnaud Lefebvre

On pense souvent que la révolution des robots est imminente. Selon une vision utopique, la technologie est censée émanciper le travail humain le libérant des tâches répétitives et banales. L’utilisation de robots doit nous permettre d’être plus productifs et de réaliser un travail davantage épanouissant. Toutefois, selon une perspective dystopique, les robots ont débarqué pour dérober l’ensemble de nos emplois. Et ces machines sont en outre susceptibles de mettre des millions de personnes au chômage, plongeant de la sorte l’économie dans le chaos.

Les robots modifient déjà nos emplois

Nous passons tellement de temps à évoquer la possibilité que les machines nous prennent nos emplois que nous ne parvenons pas à voir comment elles les modifient déjà. Parfois pour le mieux, parfois pour le pire.

En effet, les nouvelles technologies offrent les outils nécessaires aux entreprises pour surveiller, gérer et motiver leurs effectifs, parfois de manière préjudiciable. La technologie en soi n’est pas néfaste. Cependant, elle leur permet également d’opérer plus facilement un contrôle strict des travailleurs. Elles peuvent, grâce à ces outils, exploiter leurs employés pour maximiser leurs profits, écrit Emily Stewart dans Vox.

« Les incitations de base du système ont toujours été là : les employeurs souhaitent maximiser la valeur qu’ils tirent de leurs travailleurs tout en minimisant le coût de la main-d’œuvre. C’est ce qui explique l’incitation à vouloir tout contrôler, à monitorer et surveiller leurs travailleurs », souligne Brian Chen, avocat du National Employment Law Project (NELP), association américaine pour la protection des droits des travailleurs.

« Et si la technologie leur permet de le faire à moindre coût ou de manière plus efficace, alors bien sûr, ils l’utiliseront. »

Le secteur des logiciels de suivi à distance des travailleurs a connu essor significatif depuis le début de la pandémie. Ces outils peuvent contrôler chaque seconde de la journée de travail d’un employé en poste devant son ordinateur. Les entreprises de livraison peuvent utiliser des capteurs de mouvement pour suivre chaque mouvement de leurs chauffeurs. Elles sont en mesure, via ces outils, de mesurer les secondes supplémentaires et de communiquer avec les chauffeurs en cas de manquement.

Automatisation

L’automatisation n’a pas remplacé tous les travailleurs dans les entrepôts, mais elle a rendu le travail plus intense, voire dangereux. Elle a modifié la manière dont les travailleurs sont étroitement gérés. Les travailleurs de l’économie des petits boulots (la Gig Economy, NDLR) sont soumis aux caprices des algorithmes de la boîte noire d’une application. Ces applications leur offrent la possibilité de se concurrencer à un rythme effréné pour un salaire si bas que la rentabilité d’une course ou d’un travail donné dépend souvent du pourboire ou de la générosité d’un inconnu. Pire, dans l’économie des petits boulots, les employés réalisent leur travail sans aucune protection sociale.

Dans un pareil contexte, les robots ne volent pas à proprement parler les emplois des travailleurs. Au lieu de cela, ils les détériorent, explique la journaliste de Vox.

« Les entreprises automatisent l’autonomie et mettent en œuvre des stratégies de maximisation de profits surmultipliée numériquement. Elles transforment le travail en un espace avec moins de carottes et plus de bâtons. »

Amazon

Amazon est devenu le modèle d’entreprise de l’automatisation au nom de l’efficacité, souvent au détriment des travailleurs. D’innombrables rapports sur les conditions de travail non durables dans les centres de distribution du génant de l’e-commerce ont vu le jour. Lorsqu’ils travaillent pour l’entreprise de Jeff Bezos, les chauffeurs devraient consentir à être surveillés par l’intelligence artificielle. En outre, les employés d’entrepôt qui ne se déplacent pas assez vite peuvent être licenciés. Les exigences sont si élevées que certains travailleurs de l’entreprise de Jeff Bezos urineraient dans des bouteilles pour éviter de faire une pause.

Les robots ne se contentent pas d’espionner les travailleurs. Ils effectuent également une partie du travail. Toutefois, ces machines peuvent rendre les tâches plus dangereuses car davantage d’automatisation signifie davantage de pression sur les travailleurs. Selon un autre rapport cité par le média, les blessures des travailleurs sont plus fréquentes dans les entrepôts d’Amazon équipés de robots que dans les entrepôts sans robotisation.

Josh Dzieza de The Verge a récemment décrit les différentes manières dont l’intelligence artificielle, les logiciels et les machines gèrent les travailleurs dans des lieux tels que les centres d’appels, les entrepôts et les magasins de développement de logiciels.

Il évoque par exemple le cas d’un ingénieur à distance du Bangladesh. Ce dernier était surveillé par un programme prenant trois photos de lui toutes les 10 minutes pour s’assurer qu’il se trouvait devant son ordinateur. Un autre employé d’un centre d’appels avait quant à lui appris à s’excuser au maximum auprès des clients afin d’être en phase avec un moniteur d’empathie basé sur l’intelligence artificielle.

Surveillance des travailleurs

Selon une étude de Gartner réalisée en 2018, la moitié des grandes entreprises utilisent déjà un certain type de techniques non traditionnelles pour garder un œil sur leurs employés. Elles peuvent par exemple analyser leurs communications et collecter des données biométriques. Elles sont également en mesure, via la technologie, d’examiner la manière dont les employés utilisent leur espace de travail.

Gartner prévoyait que d’ici 2020, 80% des grandes entreprises utiliseraient de telles méthodes. Au milieu de la pandémie, cette tendance s’est accélérée alors que les entreprises cherchaient davantage de moyens de surveiller la cohorte de travailleurs à domicile.

Ces pratiques ont toutes sortes de conséquences pour les travailleurs. Ces employés sont susceptibles de perdre leur vie privée et leur autonomie lorsqu’ils sont constamment surveillés et guidés par la technologie. Ils peuvent également perdre de l’argent.

« Certaines de ces nouvelles technologies numériques ne remplacent pas simplement les travailleurs ou créent de nouvelles tâches ou modifient d’autres aspects de la productivité. Elles surveillent en fait les personnes beaucoup plus efficacement, ce qui signifie que les profits sont partagés très différemment en raison des technologies numériques », explique Daron Acemoglu, économiste au Massachusetts of Technology.

Autonomie des travailleurs ?

Le problème n’est pas la technologie elle-même. Ce sont les gestionnaires et les structures d’entreprise qui la sous-tendent. Ces derniers considèrent les travailleurs comme un coût à réduire plutôt que comme une ressource, ajoute la journaliste de the Vox.

« Une grande partie de l’essor de l’entrepreneuriat dans la Silicon Valley, où le capital-risque a rendu très facile la création d’entreprises, n’a pas vraiment priorisé le bien-être des travailleurs comme l’une de leurs principales valeurs », explique Amy Bix, historienne de l’Iowa State University.

« Beaucoup de ce qui se passe dans la structure de ces sociétés, le développement de la technologie, est invisible pour la plupart des personnes ordinaires, et il est facile d’en profiter. »

L’un des principaux arguments de vente de l’économie des petits boulots aux travailleurs est qu’elle offre de la flexibilité et la possibilité de travailler quand ils le souhaitent.

« Les personnes conduisent avec Lyft parce qu’elles préfèrent la liberté et la flexibilité de travailler quand, où et aussi longtemps qu’elles le souhaitent », explique un porte-parole de la société de co-voiturage Lyft. « Elles peuvent choisir d’accepter un trajet ou non, de profiter d’un potentiel de gain illimité et peuvent décider de s’absenter de la conduite quand elles le souhaitent, aussi longtemps qu’elles le souhaitent, sans avoir besoin de demander l’autorisation à un patron. »

Mais la flexibilité ne signifie pas que ces entreprises n’ont aucun contrôle sur leurs chauffeurs et leurs livreurs. Elles utilisent toutes sortes d’astuces et d’incitations pour essayer de les pousser dans certaines directions et les gérer, essentiellement, par algorithme. L’algorithme ne veut pas savoir comment se passe la journée du travailleur, il veut juste qu’il travaille aussi efficacement que possible pour maximiser ses profits.

Incitations et… punitions

« Parfois, si vous annulez plusieurs courses d’affilée ou si vous ne faites pas certaines courses pour certaines choses, vous n’en aurez aucune par la suite », explique Carlos Ramos, un ancien chauffeur Lyft de San Diego. Ce travailleur s’est souvent demandé s’il était pénalisé lors il n’effectuait pas une course.

La dépriorisation secrète d’un travailleur est quelque chose sur lequel de nombreux conducteurs de Lyft et Uber spéculent.

« Vous n’avez également aucun moyen de savoir ce qui se passe derrière là-bas. Ils ont ces connaissances exclusives, ils ont cette boîte noire de secrets commerciaux, et ce sont vos secrets que vous leur communiquez », explique encore Ramos, organisateur de Gig Workers Rising, association de défense des travailleurs de la Gig Economy.

De leur côté, les entreprises nient avoir de telles structures restrictives.

L’avenir de l’innovation n’est pas inéluctable

On évoque souvent le caractère inéluctable de la technologie et de l’innovation. Comme si chaque fois que les salaires augmentaient, les entreprises remplaçaient les travailleurs par des robots. Mais ce n’est pas vraiment le cas. Il y a encore beaucoup d’action humaine dans l’histoire de l’innovation technologique.

« La technologie n’a bien sûr pas besoin d’exploiter les travailleurs, elle ne signifie pas nécessairement que les robots viennent pour nous dérober tous nos emplois », explique encore Chen.

« La technologie n’est pas quelque chose d’inévitable, elle est le résultat de décisions humaines, presque toujours prises par des personnes motivées par un but lucratif tendant à exploiter les pauvres et la classe ouvrière historiquement. »

« Nous sommes des personnes qui avons désespérément besoin de joindre les deux bouts, qui sommes prêtes à prendre le strict minimum que ces entreprises nous donnent », explique un autre travailleur de la Gig Economy.

« Les personnes doivent comprendre que ces entreprises prospèrent grâce à l’exploitation. »

Dans Vox, Acemoglu précise encore que lorsque les entreprises se concentrent autant sur les technologies d’automatisation et de surveillance, elles peuvent ne pas explorer d’autres domaines susceptibles d’être plus productifs, tels que la création de nouvelles tâches ou la création de nouvelles industries.

« Ce sont des choses qui, selon moi, sont tombées à l’eau ces dernières années », explique l’économiste du MIT.

« Ce que vous automatisez est important, toutes les automatisations ne sont pas également bénéfiques, non seulement pour les travailleurs, mais aussi pour les clients, les entreprises et l’économie en général. »

Syndicalisation

Les emplois de livraison de colis étaient auparavant accompagnés d’un syndicat, d’avantages sociaux et d’un salaire stable. Avec la montée de l’économie des petits boulots, cette syndicalisation est en baisse.

« Le problème auquel nous avons été confrontés dans l’économie américaine est que nous avons perdu beaucoup d’emplois moyennement qualifiés, de sorte que les gens sont relégués dans des catégories inférieures », explique David Autour, un autre économiste du MIT.

Historiquement, l’automatisation a eu tendance à prendre les tâches les plus sales, dangereuses et avilissantes et à les confier aux machines, ce qui est positif.

Mais ce qui s’est passé au cours des dernières décennies, c’est qu’elle a affecté les emplois moyennement qualifiés et laissé les emplois difficiles, intéressants et créatifs et les emplois pratiques qui nécessitent beaucoup de dextérité et de flexibilité et peu de compétences formelles.

Mais encore une fois, rien de tout cela n’est inévitable. Les entreprises sont en mesure de profiter de la technologie pour tirer le meilleur parti des travailleurs, car ceux-ci n’ont souvent pas le pouvoir de repousser, d’imposer des limites ou d’en demander plus.

Aux Etats-Unis, la syndicalisation a fortement diminué au cours des dernières décennies. Les lois et réglementations du travail américaines sont conçues autour du travail à temps plein. Par conséquent, les entreprises de l’économie des petits boulots ne doivent pas offrir d’assurance maladie ou aider à financer le chômage. Mais les lois pourraient ​​être modernisées, souligne la chroniqueuse de Vox.

La technologie est une création humaine

« L’essentiel, ce n’est pas seulement la technologie, c’est une question de force de travail, à la fois collectivement et individuellement », déclare finalement l’historienne Bix.

« Il y a beaucoup de résultats possibles, et en fin de compte, la technologie est une création humaine. C’est le produit des priorités sociales et de ce qui est développé et adopté. »

« Peut-être que l’apocalypse des robots n’est pas encore là. Ou peut-être que si c’est le cas, nous nous sommes trompés sur une partie de l’histoire. Le problème n’est pas vraiment le robot, c’est ce que votre patron veut que le robot fasse », conclut Emily Stewart.